Tracer le commun

Notes sur la Géographie subjective



    Un projet hybride

Géographie subjective est le nom d’un projet qui souhaite donner ses pleins droits à une géographie buissonnière, collective, aussi rigoureuse que déformée, par le biais d’une carte. La carte dite «subjective» est réalisée par un groupe d’habitants avec notre aide (Catherine Jourdan, artiste et Pierre Cahurel, graphiste). Elle est ensuite imprimée et rendue publique dans les espaces d'affichage des villes. Depuis 2008, treize villes européennes (Nantes, Rennes, Luxembourg, Brive, Charleroi...) se sont prêtées au jeu de cette création collective  : créer leur carte de la ville vue par ses habitants.

Concrètement, comment se passe la création d'une carte ? Un ou deux groupes d'habitants d'une ville, constitués par l'institution qui accueille le projet (école, musée, collectivité territoriale...) sont conviés, lors d'un temps de résidence à venir produire collectivement une image de la ville. Ce collectif éphémère s'organise autour de feuilles blanches, d'ordinateurs et d'enregistreurs pour dessiner, penser, dire, nommer la ville depuis une subjectivité postulée: le commun.

Au cours du processus, il ne s'agit pas tant de recueillir ce qui serait une image de la ville, car on ne postule pas qu'une telle image préexiste à l'action de la dire ou de la tracer. Il s'agit davantage d'en construire ensemble une représentation discursive par la main et la parole, ces deux dernières se secondant l'une l'autre successivement et simultanément. Au terme du travail, cette représentation est offerte au public comme objet à commenter, à déconstruire, à augmenter.




    Toute carte est une vue de l'esprit

Au départ du projet se trouve une préoccupation solipsiste ingénue: s'il n'y a de réalité que celle que je perçois, quelle est alors la réalité de l'autre ? Ce questionnement général s’est arrimé à la problématique de l'espace, de la ville. Presque naturellement, cela a pris la forme d'une carte. Rien de tel qu'une carte pour donner l'illusion d'attraper le réel tout entier, d'un seul geste. Métaphore idéale de la pulsion intellectuelle, elle présente un monde miniaturisé qui n'a ni odeur ni température, un territoire maîtrisé rivalisant avec le ciel des idées  !

Bref, toute carte raterait nécessairement la chair des lieux et assignerait les gens à des places non vécues.

C'est depuis cet objet qui veut être partout et qui n'est nulle part que nous cherchons à créer les cartes de quelque part. Il y a là une position impossible. Or, c'est depuis cette tension que nous cherchons à faire entrer le «monde» dans la carte et voir ce que cela donne. Cette pratique s'est socialement inscrite et a pris un nom à la hâte : «  géographie subjective  ».




    Géographie subjective, un nom

La formule tient de l'oxymore ou du pléonasme, selon que l'on se place du point de vue du sens commun ou de la réflexivité épistémologique. Oxymore, car la géographie se veut objectivante : elle produit le point de vue abstrait d’où se totalise un territoire. La carte n’est fondamentalement le point de vue de personne. Parler de «  géographie subjective  », c’est donc nécessairement entrer dans un espace de métaphores : le tracé géométrique est débordé par des images, des perceptions, des anecdotes signifiantes. La carte est un discours, pas un diagramme. Pléonasme pourtant, car on pourra chercher longtemps le cartographe convaincu que sa carte est une copie objective de la réalité. Toute carte est le produit d'un discours et porte la trace de celui qui l'a produite.




    Collages cartographiques

Si la formule fonctionne (convainc, séduit) pour expliquer la nature du projet, il ne s’agit pourtant à proprement parler ni de géographie, ni de subjectivité. Les cartes produites tiennent davantage de l'assemblage, du collage de paroles, de formes, de lignes, morceaux hétérogènes cohabitant sur une même feuille. Et ces collages de discours ne sont pas exactement subjectifs (individuels), ils sont d’abord collectifs (pluriels). Le processus de création court-circuite l’opposition représentation objective / représentation subjective. Ce qui apparaît en pratique, ce sont des expériences collectives parlées-dessinées. Toutes ont trait à ce qui se noue imaginairement avec les autres dans un lieu. Feuille blanche au départ, la carte est ce lieu où des rapports immatériels viennent se dire et dont les coulisses sont figurées par ces mains qui dialoguent, inscrivent, hésitent, complètent, raturent, filent, dessinent, négocient un tracé – des mains pensantes. Ce processus cartographique est un concert chaotique dont la partition s’écrit dans l'après-coup. Raison pour laquelle la géographie subjective est anti-littérale : le sens ne vient pas s’y fixer, mais déborder, remuer, fourmiller, se stratifier.



    Esquisser le commun

La carte subjective met à plat sans adopter un point de vue de surplomb : elle est faite « avec » les points de vue de chacun. La question n’y est pas l’ordre  du territoire, mais la  valeur  des lieux : des humeurs, des récits, des sensations. En prenant la muselière de la cartographie comme porte-voix, le projet pose une autorité (le point de vue de personne) qu’il s’agit justement de défaire. Car la carte ne prescrit rien : elle laisse les énoncés aller. Elle ne résout pas les problèmes, elle cherche à les formuler. Elle ne répond à aucun autre programme que celui de s’entendre parler du commun.

Ce commun qu'elle cherche à approcher, c’est « la ville » qui l’incarne. Celle-ci est d’abord un prétexte (un support) pour proposer un espace de jeu décentré : on ne parle pas de soi, on parle de la ville, et parlant de la ville, on parle de ce qu’il y a de commun de soi aux autres. En cela, la carte est un objet-tiers, transitionnel, permettant de formuler la manière dont se nouent des subjectivités.



    Un jeu documentaire

L’allure enfantine (colorée, bigarrée, malhabile) des cartes signale un rapport dédramatisé au territoire. Ce choix graphique rend compte de la dimension ludique du processus : raconter la ville, c’est jouer à se la raconter mutuellement, à en être le passeur indigène pour un autre - dire l’endroit où la ville fait vivre, fait mal, fait rire, où elle nous identifie et par où on s’en échappe (et la fuite n’y est pas moins importante que la clôture). Ce graphisme élémentaire et multiple est le signe d'une autorisation : il est avant-tout la marque d'un style anti-autoritaire.

Les cartes sont délibérément débarrassées d'un certain esprit de sérieux (celui du discours sociologique par exemple) qui ferait barrage aux possibles. Ce qui se dépose dans le processus de parole-dessinée, c’est une joie élémentaire: celle de reprendre la main sur des expériences qui ne se disent pas. En pratique, le mode d’expression privilégié des participants est l’exclamatif: marqueur non de la découverte, mais de la redécouverte.



Plus que d'un projet artistique, on pourrait dire de la Géographie subjective qu’elle est un genre hybride de documentaire : un documentaire cartographique, narratif et collectif.




Florent Lahache et Catherine Jourdan

Projet artistique de géographie collective, cartographie mentale et fantasmée.... Catherine Jourdan, psychanalyste, réalise des cartes en collaboration avec Pierre Cahurel, designer.